mettre les gens en tas

Le Lundi 17 Octobre 2022

 

       Le chemin qui longe la côte ne mène nulle part. ou plutôt si : il va à la porte de la perte de vie de tout un tas de gens.

       Tas est bien le mot. Parvenu au bout, donc, vous poussez sans le savoir la porte que beaucoup ne ferment pas à clé et si vous faites le pas de plus vous sombrez dans le néant au fond duquel gisent tous ceux qui l’on fait avant vous, en tas.

C’est un endroit qui peut ainsi sembler très dangereux. La vie y a abandonné les corps de ceux qu’elle ne voulait plus honorer de sa présence. Et comme la porte que vous passerez, ou non, est une limite indicible, c’est ailleurs que l’on va, un ailleurs non souhaité, une destination non désirée et pourtant bien suivie. C’est en cela que bon nombre l’estime dangereuse : tous ceux dont ils ont entendu dire qu’ils ont franchi la limite n’en sont pas revenus ; ainsi ils croient que s’y rendre est risqué, inexorablement définitif. Franchie la porte imperceptible, ils s’imaginent gésir le tas de gens qui s’y sont engagés.

       Or, il n’en est rien semble-t-il.

       Un tel amoncellement de corps se verrait. Il n’en est rien. Et en faisant le tour du monde dans l’autre sens pour y parvenir de par l’autre côté, le constat qui s’offre à de tels aventuriers est qu’il n’y a rien. En franchissant à contre-sens la limite, en son recto, on reconnait les lieux. C’est donc que l’endroit est le même, avec cette petite différence qui change tout de tout : il n’y a pas de limite, pas de porte, pas de franchissement indicible.

       Très peu de gens on fait le parcours dans l’autre sens. Ceux-là ne se distinguent pas des autres ; ils taisent l’avoir fait.

       Un très vieil homme que le monde entier a vu parcourir tous les chemins d’aventure m’a raconté ce que je vous décris. Il affectionne tout particulièrement les chemins qui longent la côte, mais plus que tous, il tient pour unique celui-là, tout en le prétendant effroyablement courant. « La vie ne m’a pas fait beaucoup de cadeau tant que je l’ai suivi, m’a-t-il dit un jour, mais je tiens pour précieux celui-là, peut-être l’unique qui me le soit ».

       Il m’a raconté que souhaitant le suivre, goûter du ravissement de cette inexplicable différence, il a fait en sorte d’y revenir. Pourtant—il est assurément très malin—il n’a pas eu à faire le tour du monde. Il est très malin parce qu’il est vieux. À moins qu’il ne soit vieux parce qu’il est très malin. Toujours est-il qu’il a compris tout l’extraordinaire qui singularise le lieu. Il l’a apprivoisé. Le chemin qui longe la côte le laisse aller et venir dans les deux sens, à sa guise, porté par son inspiration, son intuition. Il a ainsi découvert que l’endroit que l’on atteint et franchit comme je l’ai indiqué au début est accessible de quelque côté que l’on vienne. Il a ainsi appris à appréhender que le néant existe nulle part ailleurs que dans l’esprit de celui qui l’aborde, en dépasse la limite qui le sépare de ce qui est.

       Le néant est une invention imaginée par ceux qui tiennent à ce que nul n’accède à l’ailleurs. Et ça marche pour ceux-là puisqu’un tas de gens ont franchi la limite vers l’ailleurs ; tous ceux qu’on ne revoit jamais et qui seraient happés le néant

       Mais si vous choisissez de ne pas prendre conscience de la limite, vous irez bien au-delà en toute quiétude et pour votre plus grand ravissement.

La dictature de la caboche

Lundi 11 Juillet 2022

 

       Le petit joue. Tout, autour de lui, n’est que nature. Rien n’a été érigé qui puisse le contraindre, l’obliger. Toute surveillance à son égard n’est que bienveillance : il lui est offert (plus que laissé) d’épancher sa naturelle intention.

       Il joue

       Bien sûr se proposent à lui des contraintes. La première est de se nourrir. Il l’éprouve, tout autant que la faim, tout autant que l’envie de manger. Il s’y nourrit. C’est tantôt sous la pression de l’une tantôt sous la pulsion de l’autre… Et tout pour lui, en lui, est à l’avenant.

       La seule contrainte qui lui soit intentionnellement opposée—et encore il me semble qu’elle participe de la même inspiration—est la protection que lui apportent les parents. Tout ce qui le porte à l’action, en outre, émane de lui, aussi bien de son individualité que de ce qui résulte de sa confrontation avec ce qui l’entoure.

       Dépassons ce constat.

       Toute action qu’il a, quand il ne s’agit pas d’un acte réflexe que sa physiologie lui impose, est l’expression, la suite non empêchée en quelque sorte, de ce qu’a formulé son esprit. Issu d’une pulsion, son acte répond à une formulation, aussi brève soit-elle. Issu de sa volonté, son acte répond à celle qu’il a progressivement élaborée, une pensée, une réflexion.

       Tout petit qu’il est il va se développer, physiquement et mentalement, grâce à un processus de maturation et sous l’influence d’un environnement éducatif. Il devient mature (ou parfois n’y parvient pas, qu’importe), mature est le terme le plus juste en ce sens qu’il a été amené à se développer tel que la nature l’y porte, quand bien même cela se fait parfois, souvent en ce qui « nous » concerne, sous le joug intentionnel d’une éducation.

       Que cela lui appartienne (évolution naturelle autant que faire se peut) ou que cela lui soit induit, au final, chaque acte, chaque démarche sont issu d’une intention. Cette intention est élaborée par l’esprit. Il choisit de la suivre ou de la réfréner, qu’importe, c’est son esprit qui l’y amène.

       Et vous pouvez tourner cela dans le sens que vous voudrez (intention, réflexion, analyse…) c’est l’être vivant, quel qu’il soit, qui répond à cette injonction : son cerveau commande.

       Discuter de la part consciente ou inconsciente de l’action, tout vient de là : c’est la dictature de la caboche !

Eh bien ce n’est pas tout !

Samedi 23 juillet 2022

       Dans l’éclat du jour maximum, je me promène. Ce n’est pas tant que j’aille et vienne… je reste beaucoup immobile, ou presque. Mais mon regard, mon écoute, ma sensorialité : je suis attentif.

       La lumière, à cette heure, est un peu écrasante. Elle plaque tout, jusqu’aux ombres, les réduisant à leur part la plus ténue d’elles-mêmes. Çà, là, un petit éclat se révèle. Non, ce n’est pas obligatoirement brillant. C’est un éclat, une petite pépite de couleur (un grège un peu moins grège que l’ensemble, un vert d’une ombre plus profonde que le reste du vert en camaïeux…) un frémissement (un peu plus que le tremblement de la feuille sous la légère douce brise), un point « mort » dans une immensité en mouvement, un trait dans le ciel un peu moins azuréen que le large bleu opale ; c’est le point d’accroche du merveilleux.

       À l’ordinaire, dans tout ce qui nous entoure, aussi bien la foule d’ailleurs tantôt que la plénitude de la nature où j’aime me fondre, on remarque aisément ce qui se distingue de soi-même. Un être bruyant, un oiseau chamarré, l’explosion de la surface de l’eau sous l’effet du plongeon d’un animal. Mais ce qui se tait, ce qui ne bouge pas, ce qui est atone et qui pourtant existe tout autant que le reste, y est-on suffisamment attentif ? À moins d’une nette intention en ce sens, ponctuellement, ce n’est pas fréquent de le percevoir. Et pourtant !

       C’est la plus large conscience de ce qui est. C’est la force de l’immobile dans le mouvement, la force d’inertie du vivant qui guette son moment.

       Combien de fois ai-je été surpris par la présence de quelque chose près de moi qui, un instant plus tôt, n’y était pas. Non que j’aie manqué d’observation, d’attention, non, non, j’étais tout autant à l’écoute… C’est le merveilleux de l’instant, le comble de la discrétion. C’est le miracle du vivant. Être sans paraître.

       Or, s’il est une chose que j’apprécie beaucoup dans tout ce je peux être à même de côtoyer, c’est bien cette part de petit quelque chose à l’intérieur qui rend quelque chose remarquable. Et si souvent c’est la lumière (ou le silence, ou la différence) qui le révèle cela n’émane pas de ce qui l’expose, le révèle mais bien cette petite part complètement intrinsèque à ce quelque chose et qui l’offre si remarquablement à l’attention.

       Un diamant (ou une autre gemme), sous le feu de la lumière souligne sa chatoyance, sa myriade de nuance. Il est « fait » pour. Il a été façonné, facetté pour cela. Néanmoins, si la pierre de diamant a été taillée c’est qu’elle a aiguisé l’œil du lapidaire, ce petit truc qui inspire et guide son art. il en est de même pour tout. Le petit être mu dans l’immensité arrive à un moment ou un autre à se distinguer du tout. Ce n’est que par ce qu’il recèle. Sa particularité, sa petitesse, son ineffable qualité.

       La lumière n’est pas tout. On peut bien braquer sa plus grande force sur sa plus frêle insignifiante part, c’est cette encore plus insignifiante part d’elle-même qui vient à la rendre unique et remarquable.

       Eh bien non, la lumière n’est pas tout : la plus extraordinaire lumière est celle qui émane du « tout-en-dedans ».

Fleur

Dimanche 24 Juillet 2022

(reprise d’écrit du samedi 16)

 

       Dans une large prairie, ayant végété tout le temps mauvais, une plante, comme tant d’autres, hisse sa fleur au-dessus du tapis de verdure.

       Mais quelle fleur ! D’avis d’insecte ayant eu l’audace de s’y poser, elle est assurément celle dont le nectar est le plus succulent. Comme toutes les autres, elle hausse son faîte au bout de sa tige et tend aux curieux sa nature… seulement voilà : elle est d’allure insignifiante.

       Et pour que sa plante se reproduise, grâce à elle, elle a besoin qu’on la visite, qu’on éparpille son pollen sur son pistil et sur d’autres ses semblables comme celui d’autres sur elle. Ainsi peut sourdre en sa secrète intimité les graines qui plus loin iront chercher leur aubaine ; ainsi portées un jour pour un aléatoire voyage, par le vent, les oiseaux ou le hasard, elles iront se musser en un repli favorable de la terre et en surgira une autre plante toute pareille, survivra sa superbe. Or, s’il n’est son merveilleux goût, rien ne la rend remarquable, n’attire de visiteurs ni d’hôtes. Comment appeler à soi ceux qui offrent que se fasse cette œuvre magnifique ?

       Les autres plantes offrent à la nature des arguments qui les font remarquables : aux insectes, aux oiseaux, à l’espoir qui passe, ou accrocheuses elles s’agrippent à qui les frôle et porte au loin leur semence, jusqu’à l’eau parfois qui entraîne vers une belle félicité les riches grains de pollen à une féconde destinée. Et d’user d’apparence, de parfum, de subtilité que la vie tout autour, tentée, amène à les tutoyer, à se nourrir bien sûr mais surtout à les disperser.

       Au cours des temps, notre plante a tout essayé. Elle a eu grand loisir d’observer ses congénères et de tenter de leur ressembler, peu ou prou. Elle parvint parfois, mais toujours un peu au moins à son détriment. Tour à tour évoluant, elle a arboré d’autres arguments que le sien propre. Elle a eu une large corolle. Elle a misé sur des couleurs osées, aguichantes. Elle a suggéré à l’air de porter pour elle de douces fragrances. Elle a eu à cœur de s’ouvrir et demandé au vent de porter au loin sa plus riche qualité, en s’ouvrant à son désir d’un peu la rudoyer… Cela eut bien évidemment ses effets, à chaque fois à leurs propres mesures. Mais tout autant, chaque fois elle perdit trop de sa plus belle part et ne put jamais jaillir ailleurs toute pareille. Son nectar se taisait à chacune de ses trouvailles et tous ces agents venus l’aider n’ont jamais que colporter une indigne saveur.

       Alors, rare à demeurer elle s’est résignée et garda pour elle seule de receler sa plus envoutante grâce. Osez, jeux de nature, même devant ce qui semble insignifiant. Le plus riche n’est pas toujours évident, perceptible ! Et vous qui me lisez, la vie vous a donné une nature profonde, unique, exquise, et qui s’altère si on veut la changer. L’être d’exception qu’assurément vous êtes, sachez le garder, préserver en vous le meilleur de vous-mêmes.

       À vouloir paraître on ruine bien souvent notre part sacrée, notre plus insigne valeur.

La nature et l'ordre

Dimanche 11 Septembre 2022

       La mer du soir lèche attentivement l’usure du temps, la fatigue de la rive. L’estran lui offre sa douleur comme un époux s’abandonne à la quiétude du foyer, à la tendresse de la femme.

       Tout le jour, tous deux vont œuvrer puissamment à la rude tâche du jour. Elle, lavant, rinçant, nourrissant, de toute la force des vagues que la houle de la presse pousse sans cesse sur la vie, bras solides aux gestes précis. Lui remuant toutes choses pour les lui offrir, en les tenant bien en place dans cette mouvance sûre de celui qui sait ce qu’il fait, qui fait bien ce qu’il sait.

       C’est ce que tout un chacun perçoit du monde conquérant. C’est la vision de l’indubitable nécessité de faire avancer les choses sans pourtant trop les bousculer. Travail à gestes rassurants, le métier de ce couple, la côte, est la grande patience du monde, ces gens qui façonnent la vie patiemment, inlassablement, quotidiennement.

       C’est pour cela que le soir venu, sous la tendre attention des étoiles, parfois de la lune, ils ont besoin de ce retour du calme, de la lenteur qui continue pourtant l’ouvrage, mais gentiment.

       Le monde qui regarde tout le jour cette intéressante affaire détourne les yeux le soir vers où se tourne la lumière. Le monde qui trouve juste de prendre de quoi se rasséréner dans le paisible ne veut pas voir vraiment les gestes de la mer et de l’estran. Gestes qu’il a pour lui tout autant, gestes qui lui font honte. Le monde dénie à la force de la nature sont droit à la tendresse.

       Mais la tendresse construit ! Elle apporte à chacun, comme à la mer, comme à l’estran, tout le contraire de ce qu’ils donnent à voir au monde le jour et leur garantit leur savante puissance. La puissance trouve ses fondations dans le calme et la tendresse. Cet autre couple épouse les manières, les besoins du premier pour que le monde reste ce qu’il est : l’ordre. L’ordre mais sans pouvoir. Sans autre pouvoir que celui de poursuivre d’être avec justesse ; le pouvoir n’a pas de tête, pas de maître. Le pouvoir, le vrai, ne pense pas, il réfléchit. Il montre ainsi au monde ce qui doit être.

       Ne croyez pas ceux qui disent qu’ils savent. Regardez ceux qui font ce qu’ils savent. Les paroles sont des dieux qui tendent aux êtres ce qu’ils voudraient leur faire accroire.

       La nature, et la mer et l’estran, est l’ordre. Notre ordre si on veut bien l’épouser.

Derniers commentaires

03.10 | 09:01

Bonjour Etienne j'aimerai avoir de tes nouvelles,je peins toujours
Amitiés Suzanne

31.01 | 16:28

j'aime vos aquarelles ou l'on peut frôler la sensibilité dans la touche fondue ou émane le mystère

31.01 | 16:07

quel plaisir ce voyage a travers vos mots qui nous laisse un gout miel et d'encore

10.12 | 12:34

Merci beaucoup Anne

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