La "recluse"

Samedi 18 Février 2023

     

        Elle a bien appris la leçon : tout doit sembler ordinaire. Ses goûts, ses attentes, elle a pris le temps de bien les policer. Surtout, elle ne doit en rien sembler extravagante et ses désirs se doivent de reposer sur une gamme raisonnable.


Depuis qu’elle est toute petite, on lui dit de ne pas se faire remarquer. Et comme elle l’a appris très tôt jamais elle n’a paru contrainte en quoi que ce soit dans ses choix, dans son attitude. De même, éduquée dans le bon droit de la politesse, de la correction, du respect, jamais elle n’a été prise en défaut. Elle a toujours eu ce côté petite fille modèle, facile à vivre, tout juste s’étonnait-on parfois des choses qu’elle faisait, ou qu’elle oubliait. Mais rien n’est parfait, n’est-ce pas, et 

chacun a son caractère, issu d’on ne sait où. Oui, il lui arrivait parfois de dénoter dans la famille. Suffisamment pour qu’on se demande ce qu’elle allait bien pouvoir faire de sa vie.

 

       Sa vie, elle ressemble à ces combats sans armes. Ordinairement dotée du baccalauréat, sans spécificité, elle a pris, çà, là, des emplois d’apparence purement alimentaire selon une expression consacrée. Plus tard, elle a obtenu un poste sans grande envergure dans une administration privée de gestion : profil professionnel fade par excellence.

 

       Fade, elle l’a également toujours semblé socialement. Non avertie des finesses des relations entre les gens de la petite ville où elle a toujours vécu  et bien imprégnée de la nécessité de « ne faire tache » en rien, elle semble quelconque. Ce n’est pas qu’elle est contrefaite, son physique a toujours eu un côté « passe-partout ». Bien que passé un certain âge il se fait d’opter pour une coiffure raisonnable et facile d’entretien, elle a longtemps gardé les cheveux longs. Cela lui a valu la convoitise de quelques gars fantasmant sur la chose, la faisant paraître un peu « babacool », quand bien même cela était depuis longtemps tombé en désuétude.

       Sa vie affective a été morne, plutôt instable, assez vide pour tout dire. Elle n’était pas même de ces filles que leurs relations cherchaient à caser. Dans la « société », elle a pris l’habitude de se fondre dans le décor.

       On ne saura jamais si cela lui coûtait, si elle a un jour rêvé d’une « situation ». Elle a assumé quelques aventures qu’elle a mis un point d’honneur à dissimuler à son entourage.

 

       L’âge avançant, elle a pris ombrage du peu d’intérêt qu’elle suscitait mais n’en fit part à personne. Psychologiquement, elle a été de ces jeunes femmes fragiles, aux accidents de vie alarmants, tendance qu’elle a appris à cloîtrer dans un maillage de sa vie quotidienne : elle a fait en sorte de n’avoir jamais à se confronter à l’imprévu. Elle en aurait été déstabilisée, maladroite en apparence et maladive par conséquence.

       Sa vie est devenue tout un attirail de rituels frisant le trouble obsessionnel. Peu docile qu’elle est devenue, fort peu dégourdie face aux aléas, elle s’est édifiée une forteresse, bardée de remparts de toutes sortes. Elle a eu, avec l’habitude, le don de rendre tout cela très naturel, toujours dans l’optique bien appris de ne jamais faire de vague. Et toute personne l’abordant, souhaitant cheminer un peu avec elle a été amenée à bien correspondre au moule qu’elle proposait mais l’adoptant de façon inconsciente, mue simplement par l’embryon de désir qu’elle avait pu susciter. De plus, quand cela lui a convenu, elle a su parfaitement tirer parti de l’aubaine.

 

       Elle aurait pu vivre agréablement… si elle n’avait conçu par obsession et phobies, un certain nombre de blocages.

Cela a été sa pierre, son fardeau. Aucune relation n’a survécu à l’ourdi qu’elle éprouvait le besoin de mettre en place pour ne pas « exploser » devant l’aléatoire. Ceux qui la prirent en amitié, les quelques relations sentimentales où elle a pu s’aventurer ont implosé en plein vol, la renvoyant sempiternellement à sa piètre condition.

Or, les écueils s’accumulant, elle en prit l’habitude ; toute fidèle à son habituelle « construction d’apparence », elle trouva vite le moyen d’y apparaître comme victime, s’arrogeant moult compassions.

 

Tout compte fait, nombreux sont ceux qui la considèrent comme une brave fille, d’un commerce loin d’être désagréable, surtout s’ils ne sont jamais confrontés à ses manies, ses rituels…

 

Il y a fort à penser que la vie vienne à l’ensabler sous les gravas de ses désastres personnels accumulés. Et il est à craindre que, percluse d’effort pour se confronter au monde pour lequel elle n’est en rien faite, elle décide un jour de s’évanouir dans les combles de la société.

       De quelque façon que ce soit !

L'Autre

Dimache 12 Février 2023


Le temps n’est pas au plus mal. Il a été plus dur. Il n’est pas encore souple qui fait l’herbe bien claire. On a juste l’impression qu’il va y venir.

       L’homme est chez lui. Il compte le temps qui passe. Il n’a pas besoin d’heure à la pendule, ni au poignet. D’ailleurs, il n’a jamais l’heure au poignet. Mais il sait. La durée du temps qui passe. Il a appris, c’est tout. Il l’a appris dans la grande course de la lumière qui s’efforce au voyage tous les jours, quel que soit le poids de l’air. Ça n’est jamais vraiment pareil, jamais non plus franchement différent. Il a de l’âge et avec il a appris.

Pour aller d’une heure à l’autre, il fait. Tout est dans l’ordinaire et rien ne le porte. Il fait juste le nécessaire. À l’heure.

       Certains jours il a besoin de la caresse de l’air alors il sort. Il pourrait rester sur le pas de sa porte comme beaucoup. Il n’aime pas : ce n’est pas suffisant. Il tâte le temps qu’il y a avec la peau. Là, pas autant, le temps garde du dur un peu. Il tâte avec son souffle. Il fait aller l’air dedans, dehors ; au bout d’un peu il sait, en gros. Là, il tâte avec le nez. Pour cela il va derrière. Dans la rue, le nez il ne renseigne pas vraiment, il se fait trompeur. Ça sent surtout les gens. Ils passent avec les voitures, à pieds, ils essaient à vélo à certains jours ou il y a ceux avec les machines. En raison de cela, le nez ne renseigne de rien. Il va derrière. L’air est libre. Là l’air est vrai. Alors, avec le temps qu’il faut il arrive à savoir. Demain sera mou ; peut-être, mais ce n’est pas de suite, il aura l’eau. Il faut attendre encore. Et maintenant on attend parfois longtemps. Les temps sont faits qu’elle aime se faire vouloir. Ça a changé : elle avait l’habitude d’être plus franche, plus docile. Il faut qu’il y ait l’eau, ça fait besoin. Mais c’est sûr, le temps prend du mou, un peu.

       Aujourd’hui, l’homme est satisfait : le monde, le sien, va commencer à bouger. Alors il va vivre, juste un peu au début, l’important est que ça commence à bouger. Il se sent mieux.

 

       Les autres ne comprennent pas. Pour eux, « l’Autre » c’est lui—c’est comme ça qu’ils disent de lui, et ils lui disent « Il » —ça vient du début, quand il est venu. Il ne faisait pas la vie que les gens font. Ça n’a pas changé, alors ils l’appellent « l’Autre ». Le mot est resté. Jamais devant lui, bien sûr, mais jamais assez loin pour qu’il n’entende pas non plus. Ils ont eu du mal au début : il fallait qu’ils regardent tout ce qu’il vivait. Et comme il ne vivait pas ce qui est et qu’il n’a jamais vraiment changé ils n'ont plus trouver moyen de dire. Il aurait fallu beaucoup. Et à l’Autre ils ne tendent pas grand-chose, alors beaucoup… ils ne voient même plus. Sauf quand il passe devant eux et ils disent « l’Autre » pour dire qu’ils l’ont vu.

 

       Lui il fait. Il ne regarde pas la vie des gens. Il n’en a pas besoin. Il voit après ce qui est, bien obligé, c’est fait. Tous les jours demandent au moins un peu, très peu l’hiver mais quand même, après il fait plus. Il s’y met avec des gestes tranquilles, des gestes qui vont bien au bout, avec sa force, elle fait bien pour ce qu’il a besoin, un peu moins avec le temps mais elle fait toujours. Ça vient au moment que le temps lui dit et quand le temps est bien tendre, bientôt donc, qu’il suit bien la lumière jusqu’à tôt le matin et tard le soir, alors il fait plus. Et il apprend tous les jours. Ça lui plait bien.

 

Il ne sait pas ce qu’en pensent les gens autour qu’il cherche toujours à apprendre. Sûrement ils trouvent que ce n’est pas bien utile. Il y a déjà tout ce que l’on sait pour faire. Pourquoi plus ? Mais lui il a besoin.

       Et quand il faut, quand la vie dérange les gens, leur retire leur habitude, s’ils lui demandaient, il saurait leur dire, au moins un peu. Seulement ils ne veulent pas. Quelqu’un qui sait ? Et pourquoi faire alors ?

       Oui, mais il sait, un peu, un peu plus tous les jours et avec ça il vit et il fait ce que la vie lui attend. « L’Autre ». Comme ils disent.

Source plus que piscine

8 Février 2023

(reprise du 04/02/2023)

       

       Le petit square de la ville, rare carré de verdure généreuse au cœur de l’entrelacs urbain chatoie sous les rayons obliques d’un soleil qui refuse d’abdiquer sous le joug de l’heure, non plus devant octobre.

 

       Elle est assise en tailleur sur la pelouse-interdite—et se laisse gagner par le reste de tiédeur, dolente ravie d’improviser mentalement sa musique à l’unisson des pépiements autour d’elle, entre gouttelettes dans les branches et tempo des cris venus de l’aire de jeux. C’est la vie bien présente qui cède à son esprit, à son cœur. Non loin d’elle un jeune couple discute vivement, mais pas trop fort heureusement, assis sur un banc. C’est lui surtout qui palabre. La jeune femme semble comme écrasée par les arguments qu’il profère. Elle n’entend pas vraiment ce qu’ils se dit. Mais elle sait tout son refus de ressembler un jour à cet être diaphane, ligotée en apparence par les propos.

       Elle a choisi de vivre seule. Elle souffre trop d’assister à ce genre de scène, tout autant de voir ses copines, ses amies, sa sœur même, se démener dans leurs vies de couple. Plaire ! C’est à croire qu’elles ne saisissent pas le sens profond du mot. Elle les comprend vivre de contorsions en effacement de soi, pour plaire à ces êtres qui les mènent, s’étiolant en concessions devant ces compagnons de vi qu’elles dénoncent pour elles-mêmes autoritaires, exigeants, petits coqs dardant leurs ergots en guise de geste d’amour. Elles plient à leurs injonctions sentimentales, pour la bonne cause. Cette sorte de bienséance lui semble tellement artificielle !

 

       Elle, elle préfère offrir son cœur à l’enfant qui, pausant un instant sa fantastique épopée, lui adresse un sourire tout dressé d’innocence, à lui qui l’espace de quelques secondes a oublié la conquête au cœur du jeux pur lui offrir cette attention simple, la caressant du regard comme il l’avait fait d’un geste tendre pour un animal passant à sa portée, parce qu’elle existe, en étant là, tout simplement.

Le vent qui peigne doucement la longue chevelure du saule ne prétend pas qu’il lui appartient. Il s’arrête seulement pour un  peu de tendresse, sécher ses pleurs, le débarrasser de la broussaille inextricable de ses feuilles tourmentées. Et tant pis si le vent court aussitôt après dispenser ses folies au charme que l’automne commence d’étioler. C’est ce tourbillon-là, insensé, qu’elle veut bien partager, toute au plaisir de se laisser bousculer un frisson que d’autres de toute façon ne sauraient demain réitérer.

 

       Elle préfère l’embaumement éphémère du pétrichor que la pluie inspire à la terre, si sèche d l’avoir attendue, cadeau volatile qui imprègne la mémoire de qui la rencontre.

       Elle ne veut rien de ce parterre bien soigné qui lui tend ses brassées de fleurs au prétexte qu’elle est jolie, qui voudrait qu’elle chaque jour exhausser son besoin d’admiration, de lancer son intention… Un homme dans sa voie, oui, peut-être, mais un fou, un peu sauvage, qui lui parle du voyage dont elle n’a pas fait partie mais où son imaginaire l’avait la rencontrer sans l’avoir même jamais vue et qui la projette, là, dans sa réalité. Oui elle veut bien être un mirage qui inopinément se matérialise et ne laisse que le souvenir étonné de cette croisée opportune. Oui, demain, encore, la foule du métro les tiendra collés-serrés, l’espace du temps entre quelques stations, luttant pour que dure encore un peu le subreptice frisson… et garde tant au cœur qu’à l’esprit que tout sera encore possible une autre fois, surtout pour peu que ni lui ni elle ne s’y attendent.

       Après tout, le partage peut se vivre hors l’omniprésence et la fidélité s’inscrire dans l’assurance que le plaisir sera tout aussi fort dans cet hypothétique demain.

 

       La vie est une source qui ne se tarit pas si on refuse de la garder dans la roideur d’un canal qui draine plus sûrement les miasmes des certitudes que le fol tourbillon d’une grève de rencontre, inconfortable mais tellement plus parfumée d’aventure…

 

       Elle ne signera jamais, au bas d’un formulaire d’une rencontre, des mots, des gestes qui la condamnerait dans une trop triste certitude.

tout à son monde

Le 31 Janvier 2023

 

             Tout à son monde

 

       Assis sur la marche de pierre il est penché en avant pour permettre à ses petits bras d’œuvrer à ce qui l’accapare. À ses pieds, tout un tas de gravillons et de petits cailloux semblent jetés là, éparpillés au hasard… Hasard ? Pas tant que cela !

 

       Du haut de ses trois pommes, il a entrepris de construire tout un petit domaine. Le sien, à sa mesure, selon son imagination. Ces éparpillements de ces sortes de gravats à ses yeux sont bien autre chose. Il y a des murs, des chemins, des bâtisses aux rôles très précis, ceux qu’il leur donne. Ah bien sûr les bâtiments n’ont pas de toit. Il ne sait pas encore comment les réaliser. Mais cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, pour lui, c’est ce qu’il voit de ce qu’il a fait et que cela corresponde très exactement à ce qu’il a souhaité, ou, chemin faisant dans son jeu—qui n’est pas un jeu pour lui—au fur et à mesure à ce que lui suggère son imagination. Et tout va très bien. Ça fait un bon bout de temps, pour lui, qu’il y est affairé. Il y est très absorbé.

 

       Ce qui se passe autour de lui ? Il ne peut pas dire qu’il n’en a pas conscience. Il y a du bruit, un peu de mouvement, des êtres de toutes sortes, de toutes tailles qui évoluent selon un ordre très précis… Mais tout cela lui est bien égal. Après tout, ce qu’il fait, on ne lui en demande pas la raison. Pourquoi donc irait-il s’inquiéter de ce qui meut le reste du monde ? Est-ce qu’il demande pourquoi ils font ci ? Pourquoi ils vont là ? Et tant qu’on ne vient pas l’interrompre, lui, avec ce genre d’interrogation, tout est pour le mieux pour chacun.

 

       Évidemment : il sait qu’il est assis sur une marche, en pierre, peu importe, devant la porte, lieu de passage assez fréquent d’un certain nombre de gens. Ses parents (mais ils sont occupés ailleurs), ses frères et sœurs (mais ils sont soit trop petits pour se déplacer seul, soit ils sont à l’école). Un voisin ? Oui, cela peut se faire. Il l’a déjà vu. Mais ce n’est pas le cas actuellement…

       Et puis, il saura bien lui dire si l’autre prétend « qu’il gène à jouer dans le passage » que ce n’est pas son affaire et que de toute façon il ne joue pas : il construit ! Quoi ? Cela ne le regarde pas, l’autre. Est-ce qu’il a l’intention de lui donner un coup de main ? Non : plutôt l’inverse puisqu’il dit qu’il gêne !

 

       Mais il est haut comme trois pommes, il œuvre à quelque chose de considérable et il entend bien qu’on ne l’y empêche pas. Na !

       Non mais !

Ce qu'ils font...

Le 22 Janvier 2023



Ce n’est pas un bourg très important. Jusqu’à il y environ une quarantaine d’année, tout le monde se connaissait. Au moins un peu. C’était avant que je vienne y habiter.

       Quand je l’ai découvert, on peut dire que je m’en suis épris. Rural, essentiellement agricole, il épousait suffisamment les contours de ce que je concevais comme de lieu de vie : relative proximité des gens, leur part d’originalité, l’esprit un peu communautaire qu’entretenaient la plupart des habitants…

Certes, j’arrivais en « étranger ». Si je voulais m’attirer en bonne part l’attention des gens, il me fallait m’investir un minimum dans leurs centres d’intérêt, respecter leurs usages, leur apporter un peu quelque chose. Mais au sens de bien d’entre eux, j’étais un « original ». Autant dire, outre de venir d’ailleurs—et on ne savait pas d’où—je ne « collais » pas à leur monde. Tant que je ne dérangeais personne, ni l’esprit de corps des originaires, une place pouvait m’être faite, précaire mais réelle, tant que je comprenais que je n’avais pas vraiment le droit à l’erreur.

 

       Or, si les gens de terroir apprécient qu’on aime leur cadre de vie et pour peu qu’on ne le griffe pas, ils ne sont pas du tout enclins à se laisser aimer. Cela est réservé à ceux du coin et des proches alentours.

       Alors, forcément, je commençais par une fausse note : je les ai très vite aimés, ensemble et individuellement pour la plupart. Ils m’opposèrent donc rapidement une distance. Et si l’on voit bien que je parvenais, par suite, à lier des contacts cordiaux, voire amicaux, avec ceux d’entre eux qui n'étaient pas vraiment originaires (du moins depuis suffisamment longtemps) on comprend que je me sois attiré une certaine suspicion qu’ils eurent à cœur d’entretenir.

 

       J’ai eu beau m’investir dans la vie associative (et venant d’ailleurs j’ai eu le tort de tenter d’y œuvrer plus que l’acceptable), côtoyer leurs habitudes, m’intéresser à leurs centres d’intérêt, je m’approchais trop de leur quotidien privatif, y compris dans le cadre collectif, pour recevoir leur agrément, aussi bienveillant et respectueux à leur égard je fusse. Et comme les évènements de ma vie m’ont transporté quelques temps ailleurs, sorti de leur horizon, de leur domaine de « surveillance », autant dire qu’à leurs yeux je me suis exclus tout seul de leur communauté.

 

       Un peu de temps a passé. J’ai eu le bonheur de pouvoir revenir vivre dans le village, de façon plus définitive.

       Mais j’ai commis, aux yeux de la plupart, quelques erreurs. La première : je suis devenu propriétaire d’une maison ancienne du bourg, très proche du cœur à plus d’un titre. Je me suis accaparé, en quelque sorte, d’une part de leur patrimoine. Peu leur chalut que nul n’avait guigné jusque-là la bâtisse—peut-être un peu trop chargée d’histoire dérangeante—je mettais le pied dans un domaine réservé, occupais d’une certaine façon une place géographiquement trop centrale à leur goût.

       Certains—voisins pour l’essentiel—se sont montrés acrimonieux, puis dédaigneux. Les autres se fiant ordinairement aux appréciations des plus proches, ils ont sensiblement opté pour une attitude similaire, moins visiblement « dérangés » toutefois par ma présence. Quant à « mon retour »… Il n’a guère été noté que par ceux qui m’avaient le plus côtoyé lors de mon séjour précédent.

 

       Je n’aurais été qu’en villégiature, tout aurait été différent. Cela fait vingt ans que j’habite le bourg. Le m’autorise—et encore on m’y a invité-seulement maintenant à m’approcher de la vie associative, me gardant d’investir la plus prépondérante dans leur vie courante des gens du lieu. Cela me « resocialise » un peu, au moins auprès de la petite communauté—quoi que grandissante—des introduits. Il n’empêche que je n’ai pas droit de cité. Sans m’approprier les paroles d’une ritournelle du cher Georges Brassens, j’avoue aujourd’hui tenir les « autochtones » et leurs alliés en part bien moyenne. Mais qu’on ne s’y trompe pas, tout cela ne me ressemble pas : c’est bien pour me protéger, non dans le but de leur en tenir rigueur.

 

       Si nul n’est prophète en son pays, sus à celui à qui on prêterait de vouloir le devenir dans le leur !

Le chemin des autres

Le 8 Janvier 2023

 

 

       L’homme se réveilla juste à la limite, avant de mettre le pied au-dessus du vide. Derrière lui, le chemin du sommeil l’avait porté jusque là. Marchant, il dormait.

       Il emportait avec lui l’enfant, depuis longtemps. Derrière l’homme, et donc derrière l’enfant, il y avait toute une foule de gens qui marchaient aussi. Ils marchaient après lui, et c’est bien là qu’était le problème : il était devant et ils ne le supportaient pas. Alors, le pressant, ils l’ont contraint à prendre ce chemin-là.

       Ce n’était pas vraiment le chemin qu’il souhaitait emprunter. Aussi, malgré la pression qu’on lui opposait, il tentait sans cesse de marcher au plus proche du chemin que lui voulait prendre. Et c’était pour l’enfant que ce soit ce chemin-là.

       Toute sa pugnacité résidait là : qu’on l’incitât à prendre une autre voie que celle à laquelle il avait pensé n’avait en soi pas une très grande importance. La vie c’est cela. On pense se rendre quelque part et on est porté à aller ailleurs. Parfois pas très loin, parfois à des lieues de l’endroit qu’on se destinait. L’important est de rester fidèle à ce qu’on voulait atteindre, tant que c’est la vie qui nous guide.

 

       Mais, quand comme lui, on a choisi de porter la responsabilité de mener un enfant, cela change tout. Et il est injuste que des gens vous infligent de choisir un chemin, une direction, une destination pour l’enfant, quand bien même ils ne sachent pas que c’est pour l’enfant.

       Et puis, en quoi cela les concerne-t-il ? Vous, c’est l’enfant qui vous inspire, vous indique la direction, la destination. C’est cela le plus important.

 

       Acculé, porté au bord du vide, contraint, ne discernant d’autre voie, de continuer d’avancer dans le vide, cela est insupportable.

       Tout près du chemin emprunté, il y avait un fourré, mélange de buisson et d’arbrisseaux. Il avait de l’avance sur les gens, sans qu’ils le sachent, peu leur importait puisqu’ils étaient persuadés qu’il serait contraint au seul chemin s’offrant à lui : le vide.

       Alors, il dissimula l’enfant dans le fourré et lui dit :

       « Tu ne bouges pas, tu ne fais pas de bruit, il ne faut pas qu’ils sachent que tu es là. Quand, ne me voyant plus, ils penseront que j’ai été contraint d’avancer dans le vide, ils s’en iront. Mais le vide ne doit pas être pour toi. Tu m’as porté à choisir le chemin pour toi, ce chemin ils ne le voulaient mais ils ne savaient pas que c’était pour toi que je le prenais. Alors le chemin qui te tient à cœur, tu vas le poursuivre. Après, lorsqu’ils seront loin. Il n’y a que deux différences : ce sera uniquement le chemin que Tu choisis. Directement. Et deuxièmement, ils penseront qu’ils ont réussi à me faire suivre le chemin qu’ils me destinaient. Que le vide soit pour moi n’a aucune importance et tu ne dois pas y penser. L’important c’est ta voie, pour Toi, et que personne d’autre ne t’y empêche, ne t’en détourne ».

 

       La voie de l’homme était de guider l’enfant à la destination que lui, l’enfant, souhaitait. Il ne l’a pas mené au bout et c’est bien : l’enfant fera sa propre part pour y parvenir. Et peu importait que l’enfant changeât de destination ensuite si c’était lui qui décidait.

       L’homme, lui, n’avait plus que le vide. Il reprit d’avancer et s’endormit. Plus rien ne le taraudait, le sommeil pouvait l’engloutir.